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L’insoutenable légèreté de la décision de l’Institut Français de Séoul en Corée : La disparition de la Médiathèque à Séoul
By: Jimmyn Parc
Subjects: Digital Economy EU Single Market Far-East Korea Project Services
« C’est avec beaucoup d’humilité que je viens aujourd’hui dans ce lieu essayer de vous parler de francophonie ».[1] Si je reprends, avec encore plus d’humilité, cette première phrase du tout récent discours du Président Emmanuel Macron à l’Institut de France sur la francophonie (21 mars 2018), c’est que je suis un de ces Coréens qui défend l’importance de la France en Corée. Mais voilà, la Corée devrait bientôt perdre la Médiathèque de l’Institut Français de Séoul dont seulement une partie du fonds sera transférée à l’Alliance française de Daejon, où moins de 3% des Coréens vivent, située à 165 km de Séoul, la capitale où habite presque la moitié des Coréens. C’est comme si, après avoir été démembrée, la Bibliothèque Nationale était déplacée de Paris à Lyon.
Daejon sera alors le seul endroit où les Coréens francophiles pourront accéder à une bibliothèque spécialisée dans les livres français, avec la vie intellectuelle qui l’accompagne. Or Daejon n’abrite que 200 étudiants en langue et littérature françaises dispersés dans trois universités. Adieu, les 2 800 étudiants coréens en français dans les 18 universités séoulites, dont les meilleures du pays—et on sait combien ces dernières comptent lourd si l’on veut avoir une influence à long terme en Corée. Adieu, les milieux artistiques coréens, largement concentrés à Séoul. Et adieu, les familles françaises vivant à Séoul. Une vraie désertion en bonne et due forme.
Selon une source diplomatique et Jean-Christophe Fleury, directeur et conseiller culturel de l’Institut français de Séoul, cette decision serait justifiée par trois raisons : (1) la Médiathèque est mal située, dans un quartier d’affaires, « loin » des universités et de la communauté française (avec moins de 500 inscrits); (2) elle ne répond plus aux attentes du public car l’environnement culturel en Corée se transforme rapidement;[2] (3) plus de 70 % des Coréens ne lisent qu’un seul livre papier par an et regardent les films sous forme dématérialisée.[3]
Ces trois arguments peuvent paraître raisonnables à première vue, mais une bonne analyse montre qu’ils ne le sont pas.
Tout d’abord, la Médiathèque serait mal située. Ouvert en 1968, le centre culturel français à Séoul a déménagé du côté du Palais Royal en 1971. Dans les années 1980, pendant la période du régime militaire, il a été l’un des rares établissements à échapper à la censure gouvernementale. En 2001, il s’installe à son adresse actuelle, près de la « Porte du Sud », à peine à 2.5 km du lieu précédent—ce qui n’est pas loin par les standards de Séoul, une ville six fois plus étendue que Paris. C’est un endroit bien desservi par trois lignes de métro et plusieurs lignes de bus, facilement accessible à partir des meilleures universités de Corée, qu’elles soient situées au Nord, à l’Est ou au Sud de Séoul. Ce quartier est encore aujourd’hui considéré comme l’un des centres de Séoul. En plus, lors du déménagement de 2001, le centre culturel devient « Institut français », et il est décoré par David-Pierre Jalicon, un architecte philosophe français, autant de signes interprétés à l’époque comme un engagement à long terme de la France.
Le Président français a « sanctuarisé » le budget consacrée à la francophonie et le Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères affirme que ce n’est pas un problème d’argent. Dès lors, dire que la Médiathèque est mal située pose des questions qui appellent des réponses. En quoi la décision raisonnable prise par l’Ambassade en 2001, il y a donc pas si longtemps, est-elle une erreur maintenant ? En quoi les Coréens francophones devraient-ils être punis pour cette « mauvaise décision » ?
En second lieu, l’environnement culturel aurait changé. La Corée est un géant du numérique et la population coréenne est le pouls de l’économie numérique du pays avec 18,9 millions d’abonnés à la fibre (sur 51,25 millions d’habitants), contre 3,3 millions en France, et 70 % de la population dotée de smartphones. Les Coréens sont des « early-adopters » et « Palli, Palli » (vite, vite) est devenu le mot d’ordre d’une population qui n’attend pas.[4] Si l’environnement culturel en Corée se transforme rapidement, il en est de même des attentes du public coréen en ce qui concerne les documents—livres, mais aussi films, DVDs et supports de toute sorte—de la Médiathèque.
Alors si cette dernière n’est pas assez fréquentée, c’est peut-être parce que l’Institut Français n’a pas été capable de percevoir les demandes alimentées par la puissante vague numérique et d’y répondre. La question à résoudre n’est pas celle de la localisation de la Médiathèque, mais celle du contenu de son offre. Déménager n’est pas la solution et ne résout pas le problème de fond. Et ce problème dépasse le strict cadre coréen car la numérisation se répand dans le monde entier. Si l’Institut Français n’assure pas sa mission de promouvoir la France et sa culture en Corée, il en sera de même dans tous les autres pays du monde à plus ou moins brève échéance.
En clair, la Corée est le meilleur endroit au monde pour chercher une bonne manière de diffuser la culture française dans l’ère numérique. A cet egard, l’Institut Français, comme l’Ambassade, devraient se demander pourquoi le Goethe Institut et le Centre Culturel Britannique sont bien fréquentés par les Coréens, alors qu’il y a si peu de différences entre Français, Coréens, Allemands ou Britanniques.
Ceci amène à la troisième raison avancée pour justifier la décision. Contrairement à ce qui est sous-entendu, la proportion de personnes lisant au moins un livre par an est de 74.4% en Corée, 74.7% en France, 81.1 en Grande-Bretagne et en Allemagne, 67.0% au Japon.[5] Peu de différences aussi pour la proportion de personnes allant dans les bibliothèques publiques : 32% en Corée, 33% en France, 47% en Grande-Bretagne et 23% en Allemagne.[6] Et bien que la numérisation soit bien plus avancée en Corée, le nombre de bibliothèques en Corée augmente, même si la tendance est modeste.[7] Mais voilà, la seule bibliothèque spécialisée pour les livres français à Séoul va fermer en mai 2018.
Plus grave encore. Une médiathèque n’est pas qu’une bibliothèque. Et les Coréens sont les plus assidus cinéphiles au monde. La Médiathèque accueillait des activités comme « Ciné Kids », « French Story Telling » et nombre d’autres où se créent les liens individuels autour de la pratique contemporaine d’une langue. Que vont-elles devenir, coupées du lien avec le livre ?
« Lire aujourd’hui, c’est lire aussi la littérature écrite en français aux quatre coins du monde. […] Lire, c’est aussi avoir un lieu pour lire ; il y a l’école, certes, mais il y a aussi la bibliothèque. »[8]
Ces deux phrases du discours du Président de la République ont-elles été bien lues à l’Ambassade de France à Séoul ? La décision de fermer la Médiathèque apparait comme une trahison des objectifs assignés par le Président. Comment les officiels français pourront-ils encore parler de francophonie, à Séoul et ailleurs ? Mon rêve de voir un jour un écrivain coréen rejoindre François Cheng, Driss Chraïbi, Milan Kundera, Amadou Hampâte Bâ ou Léopold Sédar Senghor est en train de se briser sur une décision d’une insoutenable légèreté.
[1] Lire la transcription du discours du Président de la République à l’Institut de France pour la stratégie sur la langue française.
[2] Antoine Oury, 22 mars 2018.
[3] Antoine Oury, 19 mars 2018.
[5] Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 2013. Ces statistiques incluent la lecture des mangas et des livres électroniques. Il est connu, en général, que le marché des mangas est plus grand en France qu’en Corée. En 2016-2017, 14.1% des adultes et 29.8% des mineurs lisent des livres électroniques selon le Ministère de culture, sports et tourisme.
[6] European Commission, 2013.
[7] National Library Statistics system.
[8] Supra note 1.